CHAPITRE VII
Le docteur Kennedy

1

 

Quelques jours plus tard, Gwenda remontait l’Esplanade. Il soufflait un vent âpre, et elle s’arrêta soudain devant un des abris vitrés qu’une municipalité prévoyante avait fait édifier à l’intention des promeneurs.

— Miss Marple ! s’écria la jeune femme, frappée d’étonnement.

Car c’était bien la vieille demoiselle, qui était assise là, emmitouflée dans un épais manteau de lainage, le cou soigneusement entouré d’une écharpe.

— J’imagine, dit-elle, que c’est pour vous une surprise de me trouver ici. Mais mon médecin m’a ordonné l’air de la mer, et vous m’aviez tellement vanté le charme de Dillmouth que j’ai décidé de venir y passer quelque temps. De plus, l’ancienne cuisinière d’une de mes amies tient ici une pension de famille.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venue nous voir ?

— Vous savez, les vieilles personnes sont parfois bien ennuyeuses. Et puis, il faut laisser les jeunes mariés tranquilles.

Elle sourit à la protestation de Gwenda.

— Oh ! Je suis sûre que vous m’auriez très bien reçue… Et comment allez-vous, tous les deux ? Avez-vous élucidé votre mystère ?

— Pas encore, mais nous avons une piste, déclara Gwenda en s’asseyant près de la vieille demoiselle.

Et elle lui fit part des résultats de leurs recherches.

— Maintenant, termina-t-elle, nous venons de faire paraître une annonce dans plusieurs journaux régionaux, ainsi que dans le Times et dans d’autres grands quotidiens. Nous demandons à toute personne ayant connu Hélène Spenlove Halliday, née Kennedy, de bien vouloir se mettre en rapport avec nous. Je crois que nous devrions recevoir des réponses. Qu’en dites-vous ?

— Je le crois aussi, dit lentement Miss Marple, je le crois…

Son ton était aussi calme qu’à l’accoutumée, mais son regard paraissait troublé. Elle jeta un coup d’œil rapide à la jeune femme assise à ses côtés et dont les paroles lui avaient paru sonner un peu faux. Gwenda avait l’air soucieux. Peut-être commençait-elle à apercevoir les conséquences possibles de sa curiosité, au demeurant bien naturelle. Mais il était maintenant trop tard pour revenir en arrière, et elle devait s’en rendre compte.

— Cette affaire, je l’avoue, m’intrigue et m’intéresse, reprit Miss Marple d’une voix douce. Vous savez, ma vie est tellement monotone… J’espère que vous ne me jugerez pas indiscrète si je vous demande de me tenir au courant des progrès de votre enquête ?

— Vous saurez tout, je vous le promets ! s’écria Gwenda avec chaleur. Je n’oublie pas que si vous n’aviez pas été près de moi à un certain moment, je serais maintenant en train de tarabuster les médecins pour qu’ils me fassent enfermer dans un asile psychiatrique. Donnez-moi votre adresse, et puis… il faudra aussi que vous veniez boire un verre… je veux dire… prendre le thé chez nous. Il faut bien que vous voyiez le lieu du crime, non ?

La jeune femme se mit à rire, mais d’un rire qui paraissait un peu forcé. Lorsqu’elle se fut éloignée, Miss Marple hocha doucement la tête et fronça les sourcils.

 

2

 

Chaque jour, Giles et Gwenda attendaient le courrier avec impatience, mais leurs espoirs furent d’abord déçus. Les deux seules réponses reçues jusqu’à présent provenaient de deux agences de police privée qui leur proposaient d’entreprendre une enquête.

— Rien ne presse de ce côté, avait déclaré Giles. Et si nous sommes, par la suite, obligés d’avoir recours à une agence, il faudra la choisir soigneusement. Je n’ai pas la moindre confiance en celles qui font du battage dans la presse. D’ailleurs, je ne vois pas ce que ces gens-là pourraient faire de mieux que nous.

Son optimisme trouva sa récompense quelques jours plus tard lorsqu’arriva une lettre rédigée de cette écriture nette mais à peu près illisible qui caractérise généralement les membres des professions libérales.

Galls Hill

Woodleigh Bolton

 

Cher Monsieur,

En réponse à votre annonce parue dans les colonnes du Times, je vous informe qu’Hélène Spenlove Kennedy est ma sœur. Je suis sans nouvelles d’elle depuis de longues années, et je serais naturellement heureux d’en avoir.

Je vous prie d’agréer, etc.

James KENNEDY

Docteur en Médecine

 

— Woodleigh Bolton n’est pas très loin d’ici, fit remarquer Giles. À une trentaine de milles, je crois. Nous allons écrire à ce Dr Kennedy pour lui demander si nous pouvons lui rendre visite. À moins qu’il ne préfère venir ici.

La réponse ne se fit pas attendre. Le docteur annonçait qu’il serait disposé à recevoir ses visiteurs le mercredi suivant.

Woodleigh Bolton était un village aux maisons éparses, disséminées au flanc d’une colline. Galls Hill se dressait tout au sommet et avait vue sur la lande en direction de la mer.

— C’est un endroit plutôt lugubre, dit Gwenda en frissonnant.

La maison elle-même était triste, et il paraissait évident que le Dr Kennedy méprisait les innovations modernes telles que le chauffage central. La femme qui ouvrit la porte était, elle aussi, d’aspect plutôt rébarbatif. Elle conduisit les visiteurs, à travers un hall presque nu, jusqu’à un bureau où le maître de céans se leva pour les accueillir. La pièce était longue, haute de plafond, les murs tapissés de livres.

Le Dr Kennedy était un homme d’un certain âge, aux cheveux blancs, aux yeux perçants surmontés d’épais sourcils.

— Mr. et Mrs. Reed ? Asseyez-vous ici, madame. Ce fauteuil est sans doute le plus confortable. Et maintenant, de quoi s’agit-il ?

Son air était froid et distant.

Giles se lança dans l’histoire que Gwenda et lui avaient préparée à l’avance. Ils s’étaient mariés récemment en Nouvelle-Zélande. Ils venaient d’arriver en Angleterre, où sa femme avait vécu quelque temps lorsqu’elle était enfant, et elle souhaitait retrouver des parents ou des amis de la famille.

Le docteur gardait son impassibilité. Il était certes courtois, mais visiblement contrarié par l’insistance des deux jeunes gens à vouloir renouer de vieux liens de famille.

— Et vous pensez que ma sœur – ou plutôt ma demi-sœur – est une de vos parentes ?

Une légère hostilité perçait maintenant sous sa politesse.

— C’était ma belle-mère, expliqua Gwenda. La seconde femme de mon père. Mais je ne me souviens pas bien d’elle, car je n’étais qu’une enfant, à cette époque. Mon nom de jeune fille est Halliday.

Le vieux médecin la regarda avec des yeux remplis d’étonnement et, soudain, un sourire illumina son visage. Il avait perdu toute sa raideur et son indifférence.

— Juste Ciel ! s’écria-t-il. Ne me dites pas que vous êtes Gwennie !

La jeune femme fit un petit signe de tête affirmatif. Ce diminutif, depuis longtemps oublié, sonnait à ses oreilles avec une familiarité rassurante.

— Mais si ! Je suis Gwennie.

— Que Dieu me pardonne, déjà adulte et mariée ! Il doit bien y avoir quinze ans depuis que… Non, ça fait beaucoup plus que ça. Je suppose que vous ne vous souvenez pas de moi.

— À vrai dire, non. Je ne me souviens même pas de mon père. Du moins, toute cette époque est-elle très confuse dans ma mémoire.

— Bien sûr, la première femme de Halliday était originaire de Nouvelle-Zélande. Il me l’avait dit un jour. Un beau pays, n’est-il pas vrai ?

— C’est pour moi le plus beau du monde. Mais j’aime bien l’Angleterre aussi.

— Y êtes-vous en visite, ou bien… comptez-vous rester ?

Tout en parlant, il appuya sur le bouton de la sonnette.

— Nous allons prendre le thé.

La femme à l’air revêche apparut sur le seuil.

— Le thé, s’il vous plaît, dit le docteur. Avec des toasts… ou des gâteaux, ou autre chose.

La respectable femme de charge avait toujours son air venimeux. Néanmoins, elle inclina la tête et disparut.

— Je ne prends généralement pas le thé, reprit le médecin, mais il faut bien fêter ça.

— C’est très aimable à vous, répondit Gwenda. Non, nous ne sommes pas en visite en Angleterre. Nous y avons acheté une maison… Hillside.

— Ah oui ? À Dillmouth, j’imagine, puisque c’est de là que vous m’avez écrit.

— Oui, Et c’est la coïncidence la plus extraordinaire. N’est-ce pas, Giles ?

— C’est bien mon avis. Vraiment renversant.

— Voyez-vous, continua Gwenda, elle était à vendre…

Et, voyant que le docteur ne paraissait pas bien comprendre, elle ajouta :

— C’est la maison même où j’ai habité autrefois avec mon père.

Kennedy fronça les sourcils.

— Hillside ? En effet, j’ai entendu dire qu’on l’a débaptisée. Elle s’appelait autrefois… Sainte… je ne sais plus quoi. Du moins si c’est bien de la même que nous parlons. Elle se trouve sur la route de Leahampton, à droite, un peu avant d’entrer dans la ville.

— C’est exact.

— Il est étrange que les noms puissent ainsi vous sortir de la tête. Attendez… C’était… Sainte-Catherine, je crois.

— Et est-ce que j’y ai vraiment vécu ?

— Certes.

Il considéra la jeune femme d’un air amusé.

— Pour quelle raison avez-vous voulu y revenir ? Vous ne pouvez pas en avoir gardé des souvenirs très précis.

— Non. Et pourtant, dès que je l’ai vue, j’eu l’impression que c’était, en quelque sorte, mon chez-moi.

— Votre chez-vous, murmura le docteur.

Il n’y avait dans sa voix nulle intonation particulière, et pourtant Giles se demanda soudain à quoi il pouvait bien penser.

— Voyez-vous, reprit Gwenda, j’espérais que vous pourriez me parler de ce passé déjà lointain. De mon père, d’Hélène et… enfin… de tout.

Kennedy la regarda à nouveau d’un air pensif.

— Je suppose que vos parents de Nouvelle-Zélande n’ont jamais été au courant des événements. D’ailleurs, il n’y a pas grand-chose à dire. Ma sœur Hélène revenait des Indes sur le même bateau que votre père. Il était veuf, avec une petite fille… Hélène a dû le plaindre ou tomber amoureuse de lui, je ne sais pas. Votre père se sentait seul, et il s’est mis à l’aimer aussi. Il est difficile de savoir, après coup, comment arrivent les choses. Quoi qu’il en soit, ils se sont mariés à Londres dès leur arrivée, puis ils sont venus me voir à Dillmouth, où j’exerçais à cette époque. Kelvin Halliday était un garçon sympathique, un peu nerveux peut-être ; mais tous deux paraissaient heureux.

Le docteur se tut pour reprendre au bout d’un instant :

— Pourtant, moins d’un an plus tard, Hélène s’enfuyait avec un autre homme. Vous le savez sans doute.

— Pour quelle raison est-elle partie ? demanda Gwenda.

Kennedy la fixa de ses yeux perçants.

— Elle ne me l’a pas dit. Elle ne m’a jamais fait de confidences. Néanmoins, j’avais remarqué – il était impossible de ne pas le voir – qu’il existait certaines frictions entre elle et Kelvin. J’en ignore la raison. J’ai toujours été un peu… prude et, de plus, partisan de la fidélité conjugale. Ce qui explique qu’Hélène ne m’ait pas mis au courant de ce qui se tramait. J’avais entendu certaines rumeurs, comme il arrive souvent dans ces cas-là, mais sans qu’il fût fait mention d’un nom quelconque. Kelvin et Hélène recevaient souvent des invités, qui venaient de Londres ou d’autres coins d’Angleterre, et j’imagine qu’il s’agissait de l’un d’eux.

— Le divorce ne fut pas prononcé, n’est-ce pas ?

— Non. Hélène n’en voulait pas. C’est Kelvin lui-même qui me l’a dit. Ce qui m’a conduit à penser – peut-être à tort, d’ailleurs – qu’il s’agissait d’un homme marié. Ce pouvait être quelqu’un dont la femme était catholique ; mais il y a évidemment d’autres possibilités.

— Et mon père ?

— Il ne tenait pas, lui non plus, à divorcer, répondit le médecin d’un ton plutôt sec.

— Parlez-moi de lui, reprit Gwenda. Pourquoi a-t-il soudain décidé de m’envoyer en Nouvelle-Zélande ?

Kennedy réfléchit un moment avant de répondre.

— Je suppose que votre oncle et votre tante ont fait pression sur lui. Et, après l’échec de son second mariage, il a sans doute pensé que c’était la meilleure solution.

— Pourquoi ne m’y a-t-il pas emmenée lui-même ?

Le médecin parcourut des yeux le dessus de la cheminée, à la recherche d’un cure-pipe.

— Je ne sais pas… Voyez-vous, il était déjà en assez mauvaise santé.

— Qu’avait-il ? De quoi est-il mort ?

La porte s’ouvrit au même moment devant la femme de charge qui apportait le thé. Il y avait sur le plateau quelques toasts beurrés et de la confiture, mais pas de gâteaux. Le médecin adressa un petit signe à Gwenda pour lui demander de bien vouloir servir. Elle s’exécuta. Quand les tasses furent remplies, elle prit un toast, tandis que Kennedy poursuivait avec une gaieté un peu forcée :

— Parlez-moi des transformations que vous avez fait subir à la maison. Y avez-vous apporté beaucoup de changements ? J’imagine que je ne la reconnaîtrais pas si je la voyais.

— Jusqu’à présent, nous ne nous sommes guère occupés que des salles de bains, dit Giles.

Gwenda leva les yeux vers le docteur.

— De quoi mon père est-il mort ? demanda-t-elle à nouveau.

— Je ne saurais vous l’apprendre, ma chère. Comme je le disais tout à l’heure, depuis un certain temps, sa santé laissait à désirer, et il est finalement entré dans une maison de repos, quelque part sur la côte est. C’est là qu’il est mort deux ans plus tard.

— Où se trouvait exactement cette maison ?

— Désolé, mais je ne m’en souviens pas. Je suis à peu près sûr, toutefois, que c’était bien sur la côte est.

Il y avait à présent une certaine réticence dans l’attitude de Kennedy. Giles et Gwenda échangèrent un coup d’œil.

— Du moins pouvez-vous nous apprendre où il est enterré ? insista le jeune homme. Gwenda souhaite, comme il est naturel, se rendre sur sa tombe.

Le docteur se pencha vers le foyer de la cheminée pour curer sa pipe.

— Vous savez, répondit-il ensuite d’une voix sourde, à votre place, je ne m’appesantirais pas trop sur le passé. Tout ce culte des morts est, à mon avis, une erreur. Ce qui compte, c’est l’avenir. Vous êtes, tous les deux, jeunes et en bonne santé, vous avez le monde devant vous. Regardez donc en avant, pas en arrière. Il ne sert à rien d’aller fleurir la tombe de quelqu’un que vous avez à peine connu.

— Je désire néanmoins me rendre sur celle de mon père ! répliqua Gwenda d’un air de révolte.

— Je regrette de ne pouvoir vous aider, dit le docteur d’une voix calme. Cela remonte à un certain nombre d’années, et ma mémoire n’est plus aussi fidèle qu’autrefois. D’autre part, j’ai perdu votre père de vue après son départ de Dillmouth. Je crois qu’il m’a écrit une fois depuis le sanatorium, mais je n’en suis même pas absolument sûr. Et je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où il a pu être enterré.

— N’est-ce pas étrange ? fit remarquer Giles.

— Pas vraiment. Le lien qui nous unissait, c’était évidemment Hélène, pour qui j’ai toujours eu une grande affection. Ce n’est que ma demi-sœur, et elle est beaucoup plus jeune que moi, mais je me suis efforcé de l’élever aussi bien que je l’ai pu, choisissant pour elles les meilleures écoles et tout le reste. Malheureusement, je dois à la vérité de reconnaître qu’elle n’a jamais eu un caractère très stable. Alors qu’elle était encore toute jeune, nous avons eu des ennuis à cause d’un garçon parfaitement indésirable dont elle s’était entichée. J’ai eu cependant la chance de pouvoir la tirer sans dommage de cette fâcheuse situation. Ensuite, elle décida de partir pour l’Inde et d’épouser Walter Fane, le fils du plus gros notaire de Dillmouth ; un brave garçon, mais ennuyeux comme la pluie. Il l’avait toujours adorée, mais elle n’avait jamais daigné lever les yeux sur lui. Et puis, brusquement, elle change d’avis et s’embarque pour l’Inde avec l’intention de l’épouser. Seulement, dès qu’elle le revoit, le projet tombe à l’eau et elle m’envoie un câble me demandant de lui faire parvenir le montant de son voyage de retour. Que pouvais-je faire ? Je lui expédiai l’argent, naturellement. Et c’est au cours de ce voyage qu’elle fit la connaissance de Kelvin. Ils étaient mariés avant même que je ne fusse au courant de leur décision. Voyez-vous, j’ai toujours eu des ennuis avec ma sœur. C’est ce qui explique que Kelvin et moi n’ayons pas continué à nous fréquenter après le départ d’Hélène. Mais, dites-moi, où est-elle en ce moment ? Le savez-vous ? J’aimerais tellement la retrouver ou, du moins, avoir de ses nouvelles.

— Mais… nous n’en savons rien, répondit Gwenda. Rien du tout.

— Oh ! d’après votre annonce, je m’étais imaginé…

Son regard intrigué alla de Gwenda à Giles.

— Pourquoi, au fait, avez-vous fait paraître cette annonce ?

— Nous souhaitions entrer en relations…

— Avec quelqu’un dont il ne vous reste à peu près aucun souvenir ? s’étonna Kennedy.

— Je pensais que si je pouvais la retrouver, elle me parlerait de mon père.

— Hum ! Oui, je comprends. Et je suis sincèrement désolé de ne pouvoir vous être d’aucune aide. Tout cela est si lointain, et ma mémoire…

— Vous devez tout de même savoir, intervint Giles, dans quel genre de maison de repos était entré le major Halliday. Était-ce un sanatorium pour tuberculeux ?

Le visage du docteur se ferma de nouveau.

— Heu… oui, je crois.

— Dans ce cas, nous devrions le retrouver sans difficulté. Je vous remercie, docteur, pour tout ce que vous nous avez appris.

Giles se leva, aussitôt imité par sa femme.

— Merci beaucoup, dit à son tour Gwenda. Et j’espère que vous viendrez nous voir à Hillside.

Au moment où elle franchissait le seuil, elle tourna la tête et aperçut une dernière fois le Dr Kennedy, debout près de la cheminée. Il tiraillait nerveusement sa moustache grisonnante et paraissait soucieux.

— Il sait quelque chose dont il n’a pas voulu nous faire part, dit la jeune femme en prenant place dans la voiture aux côtés de son mari. Oui, il y a quelque chose, Giles. Et je souhaiterais à présent n’avoir jamais mis le nez dans cette vieille histoire.

Les deux jeunes gens se regardèrent pendant un instant et, dans l’esprit de chacun d’eux, une sorte de crainte commençait à s’insinuer.

— Miss Marple avait raison, continua Gwenda, nous aurions dû laisser dormir le passé.

— Nous ne sommes pas obligés de poursuivre, fit observer Giles d’une voix mal assurée. Peut-être ferions-nous aussi bien d’abandonner, chérie.

Gwenda secoua la tête.

— Non, Giles. Nous ne pouvons pas nous arrêter maintenant. Nous nous poserions toujours des questions qui resteraient sans réponses, nous imaginerions des tas de choses… Il nous faut continuer, nous n’avons pas le choix. Il est certain que le Dr Kennedy nous a caché certains détails, sans doute par pure bonté d’âme. Seulement, nous n’avons que faire de ce genre de bonté. Il nous faut absolument découvrir ce qui s’est réellement passé. Même si… même si c’est mon père qui a…

Sa voix se brisa, et elle se tut.